Blog

07 Mar 2021

INTERVIEW

https://www.iggybook.com/entry/questions-a-martine-morel-botta

26 May 2020

Interview

Interview avec Joëlle (Les lectures de Cerises 74) prévue vendredi 29 mai à 18 h sur Facebook.

29 Mar 2020

Une nouvelle, pour occuper ces heures de confinement

Et si nous faisions un concours de nouvelles ? Une idée géniale. Un pari lancé entre copines. Sujet libre. De quoi s'occuper de façon agréable et prenante pendant ces longs jours de confinement. Je viens de finir la mienne. Je la partage avec vous.

La sonnerie stridente du gros réveil le fit émerger brusquement du lourd sommeil dans lequel il avait été aspiré la veille. Il pivota sur le côté, tendit le bras pour faire taire l’engin qui, vibrant d’impatience, s’esquiva en basculant sur le flanc. Sa main tâtonna un moment dans le vide avant de réussir à s’en emparer et à le redresser avec maladresse.

Sans surprise, les aiguilles du cadran indiquaient 4 heures.

Désireux de profiter, encore un bref instant, de la chaleur de son lit et de l’engourdissement merveilleux qui saisissait son corps, il reposa sa main sur le drap et ferma les yeux quelques secondes. Il savait qu’il devrait payer cette entorse faite au temps qui lui était nécessaire pour se préparer. Mais rien n’y fit. Pas même le café dont il devrait sans doute se priver pour ne pas rater sa rame de métro. « Un bon employé est un employé qui arrive à l’heure à son travail », lui serinait sans cesse son patron qui avait fait de cette phrase un principe de vie.

Il dut se résoudre, enfin, à s’extirper du nid douillet où il aurait aimé se confiner. Il éprouvait toujours de façon intense le besoin de dormir lorsque justement il fallait sortir du lit. Il regarda à nouveau le réveil. Les aiguilles, malicieuses, s’étaient déplacées. Il plissa les yeux, vérifia leur positionnement. Elles indiquaient déjà 4 h 30.

Son sang ne fit qu’un tour. Il se leva d’un bond en se fustigeant, intérieurement, de s’être laissé abuser par le traître assoupissement dans lequel il avait sombré. Sans même mettre ses chaussons, il fila vers la cuisine pour faire sa toilette.

L’ampoule nue, qui pendait au-dessus de l’évier, éclaira, de sa lumière crue, la petite pièce. Dehors, il faisait encore nuit. Il tendit l’oreille. Aucun bruit ne montait de la minuscule cour intérieure sur laquelle donnait son réduit.

Il prit la casserole qui trainait sur l’égouttoir et fit couler de l’eau pour la remplir. Le robinet imita le réveil. Il se mit à vibrer en accouchant d’un mince filet d’eau. Il couina lorsqu’il le referma.

Tout en cherchant la boite d’allumettes, il jeta un regard inquiet vers la petite pendule à balancier qui trônait sur le buffet. Elle indiquait 4 h 45. Cette fois, il prit conscience de l’ampleur du désastre qui l’attendait. Il allait rater son métro. Il prenait immanquablement celui de 5 heures pour arriver à l’heure au boulot. La station était à cinq minutes à pieds, mais jamais il n’y serait.

Il vida l’eau de la casserole, la reposa sur la paillasse et retourna, au pas de course, dans sa chambre pour enfiler ses vêtements, qu’il pliait méticuleusement chaque soir sur le dos d’une chaise. Ses doigts étaient d’une maladresse exaspérante. À vouloir trop se presser, il lui sembla prendre l’allure d’un escargot. Au moment de lacer ses chaussures, l’un des cordons cassa. Il chercha un bon moment ses clés qu’il avait omis de ranger à l’endroit habituel.

Lorsqu’il s’engouffra enfin dans le raide escalier, à la rambarde branlante, qu’il descendait d’ordinaire d’un pas serein, il était 5 h 10. Sa montre, tout aussi inflexible que ses congénères, le lui avait confirmé. Les cheveux ébouriffés, son nœud de cravate de travers, un pan de sa chemise mal inséré dans son pantalon, il fit claquer la porte derrière lui, sans même prendre le temps de la fermer à double tour.

Générant un boucan d’enfer, il dévala, quatre à quatre, les marches grinçantes qu’un excès de cire rendait dangereuses. Nul ne pouvait accuser la concierge de ne pas bien faire son travail, c’était certain, mais, en cet instant, il la maudissait. Il faillit perdre dix fois l’équilibre avant d’arriver dans le hall où se plaçait la loge de cette si précieuse fée du ménage. Alertée, d’ailleurs, par le bruit elle avait ouvert sa porte et se tenait, l’œil mauvais, sur le pas de son antre, prête à en découdre avec le malotru qui troublait le sommeil de ses locataires. Par politesse, il ne put mieux faire que de prendre encore un peu plus de retard pour se justifier.

– Je suis désolé, madame Bertrand, mais rien ne va ce matin. Je suis terriblement en retard. Je vais me faire houspiller vertement par mon patron.

L’argument ne la dérida pas. Elle rentra, sans un mot, dans sa loge et appuya sur le bouton qui actionnait l’entrée de la porte cochère.

Il se précipita à l’extérieur.

Le jour commençait à se lever. Il remonta le col de sa veste pour se protéger du petit vent glacé qui tourbillonnait autour de lui et, sans plus penser à autre chose qu’à rattraper le temps perdu, s’élança vers la station qui l’attendait au coin de l’avenue. À cette heure, les trottoirs étaient déserts. Seuls quelques pigeons faisaient les cent pas à la recherche de quelques miettes à se mettre dans le bec.

Il plongea dans la bouche de métro sans ralentir sa course, dévala les quelques marches qui donnaient accès au couloir qu’il empruntait chaque jour. Il dut pourtant freiner son élan pour faire valider son ticket. Le poinçonneur, uniforme impeccable, somnolait sur son tabouret. Il dut tousser plusieurs fois pour attirer son attention, pestant contre ce nouveau contretemps qui l’empêchait de se faufiler vers la rame qui se trouvait déjà sur le quai. L’homme le dévisagea avec froideur, fit son travail sans même lui accorder un signe de tête et se recala sur son siège. À quelques mètres derrière eux, le portillon se mit à vibrer et à se refermer lentement. Les portes des voitures claquèrent. Le train s’ébranla sans aucune pitié pour lui.

Nerveusement, il regarda sa montre. Elle indiquait 5 h 30. Il la porta à son oreille pour vérifier qu’elle fonctionnait bien. Le tictac des aiguilles raviva son anxiété. À ce compte, non seulement il arriverait en retard, mais dans un délai inacceptable. Une sueur froide mouilla sa chemise.

Le portillon s’ouvrit de nouveau. Il pénétra sur le quai désert, scrutant inutilement le tunnel noir d’où viendrait, non pas sa délivrance — il était définitivement en retard — mais le moment où enfin, il entamerait la dernière ligne droite qui, il n’en doutait plus, le conduirait au licenciement.

Quinze minutes s’égrenèrent encore. Tendu à l’extrême, il les employa à regarder plus de cent fois l’heure à son poignet.  

Lorsque, finalement, la rame s’annonça, il n’en éprouva aucun soulagement. L’esprit anesthésié par la certitude de perdre sa place, il entra dans la voiture qui se présenta à lui, ne songeant même pas à s’asseoir. C’est à peine s’il prit conscience des dix stations qui se succédèrent. C’est par simple automatisme qu’il descendit à celle qui, six jours sur sept, le voyait entamer sa journée de 10 heures.

L’air frais et humide le fit frissonner lorsqu’il remonta à la surface. Une fine pluie tombait. Il réajusta le col de sa veste et, déterminé à en finir le plus rapidement possible, s’avança vers la boutique.

Elle était fermée. Le rideau était baissé. Aucun étal n’avait été sorti sur le trottoir. Aucune lumière ne filtrait de l’intérieur.

Saisi, il resta immobile un long moment, incapable de s’expliquer un tel mystère. Depuis trois ans qu’il travaillait là, il n’avait jamais connu pareille situation. Malade ou pas, le patron se faisait un honneur d’être présent pour ses clients. Seul un désastre pouvait justifier cette étrange désertion.

« Pas vu, pas pris, réalisa-t-il soudain. Mon retard d’une heure n’en est plus un. Je suis sauvé ! »  Il sentit ses nerfs se relâcher, son corps se détendre. Pour vaincre le dernier doute qui le taraudait, il s’approcha du rideau de fer et lui assena plusieurs coups. La tôle vibra générant un bruit sourd qui rompit le silence de la rue encore déserte à cette heure matinale.

Une fenêtre à l’étage s’ouvrit. Un homme, furieux, bascula son torse au-dessus du vide et l’invectiva d’une voix éraillée.

– C’est pas bientôt fini ce raffut ?

Il leva la tête vers lui.

– Bonjour monsieur. Savez-vous pourquoi le magasin est fermé ? À cette heure, ce n’est pas normal ! Je…

Le personnage, peu conciliant, s’emporta.

– Tu te moques du monde, mon gars. La boutique fermée ? C’est pour ça que tu fais tout ce foin ? Tu ferais mieux d’aller te coucher et de laisser les braves gens dormir ! Un dimanche, c’est quand même un comble !

Cela dit, sans autre explication, il se redressa et ferma la fenêtre, d’un geste brusque.

Dimanche ! Comment est-ce possible ?

Sidéré, il pivota sur lui-même. Sur le trottoir d’en face, la devanture du petit café était elle aussi baissée. La marchande, qui chaque matin, sortait ses pots de fleurs, n’avait pas, non plus, ouvert sa boutique.

Toute cette peur pour rien !

Il se traita d’idiot, mais respira mieux, se promettant à l’avenir de ne plus se laisser tenter par quelques secondes de sommeil supplémentaire. Le réveil serait désormais son maître. Il sauterait du lit dès qu’il émettrait sa première sonnerie.

La pluie fine continuait de tomber, mais il se sentait bien. Au point de flotter dans une béatitude qu’il ne s’expliquait pas, mais qui ressemblait fort au bien-être que l’on ressent quand rêve et semi-conscience s’entremêlent. Les enjambées qui le ramenèrent vers la bouche de métro, les escaliers qu’il descendit, sans aucune hâte, lui procurèrent plus de quiétude encore. Il ne craignait plus rien. L’avenir, qu’il croyait si noir, se révélait paisible et rassurant.

Penser à mettre le réveil à sonner sitôt rentrer. Cette idée, obsédante, devenait son seul crédo. Il le fit avec application, éprouvant, à chaque tour de clé, une sérénité plus solide. Sa tâche accomplie, il se glissa à nouveau dans ses rêves. Le début du jour avait été rude. Il méritait bien un prolongement de sommeil. À midi, émergeant enfin, il se prépara un œuf à la coque.

Le lendemain, fidèle à sa promesse, il ne lambina pas lorsque le réveil vibra. Satisfait de lui, il ordonna bien son temps, put faire sa toilette et boire son café. Il ne courut pas après ses clés, prudemment rangées à leur place. Sa cravate bien nouée, ses cheveux soigneusement peignés et gominés, il quitta son sixième étage sans que rien vienne entraver sa volonté d’être ponctuel. Il descendit l’escalier avec toute la civilité qu’exigeait la bienséance, sans réveiller ses voisins. La concierge, d’ailleurs, n’éprouva pas la nécessité de montrer son vilain minois. À 5 heures, il attrapait son métro. Il arriva même un peu en avance à la boutique.

Il poussa la porte avec entrain.

La voix du patron le foudroya sur place avant même qu’il n’entre dans le magasin.

– Ce n’était pas la peine de te présenter aujourd’hui. Tu es renvoyé. Je n’ai que faire d’un employé qui me laisse tomber, sans même me prévenir. Nous avons eu du monde hier. J’ai dû faire ton travail en plus du mien ! Je ne te retiens pas.

Un seau d’eau glacée versé sur ses épaules n’aurait pas fait pire effet sur lui. Il recula sans même trouver la force de protester et, totalement désemparé, se retrouva, à nouveau, sur le trottoir.

De l’autre côté de la rue, le garçon de café, plateau à la main, servait ses premiers clients. La fleuriste, penchée sur ses pots, arrosait ses plantes. Il traversa la chaussée déserte et, toujours anesthésié par le terrible renvoi qu’il n’avait pas envisagé une seule seconde après son aventure de la veille, il s’approcha d’elle.

– Pardon, mais pourriez-vous m’indiquer quel jour nous sommes aujourd’hui ?

Elle le dévisagea avec surprise.

– Jeudi, pardi ! Quelle drôle de question, répondit-elle en haussant les épaules.  

Il se statufia, plus encore.

– Mais alors, hier ?

 

 

 

 

 

 

26 Dec 2019

Reprise de l'écriture de MONTSÉGUR, LA NUIT QUI JAMAIS NE FINIT

Après avoir achevé LE MOINE ET LE BAILLI (manuscrit entre les mains d'Iggybook), je reprends la rédaction du troisième tome de ma croisade contre les Albigeois. 

Je vous invite à découvrir un extrait (encore tout chaud !) :

            Fort de son innocence, Imbert ne montrait aucun désir de faire profil bas.

            Fort de son bon droit et de son autorité, qu’il jugeait bafouée, Mirepoix ne décolérait pas.

            - Je n’ai commis aucun crime, messire, plaida finalement l’accusé. J’ai simplement fait comprendre à Hugues des Arcis que, malgré ses viles propositions, nous ne nous rendrions pas !

            - Ce n’est pas ce qui m’a été rapporté.

            - C’est donc que l’on vous a menti !

À suivre...

 

26 Dec 2019

Page Facebook : Les romans de Martine Morel-Botta

Rejoignez-moi sur la page facebook "LES ROMANS DE MARTINE MOREL-BOTTA"

15 Dec 2019

LE MOINE ET LE BAILLI enfin achevé !

Cette fois c'est fait, LE MOINE ET LE BAILLI est bouclé. Je viens de l'envoyer à Iggybook.

En attendant de pouvoir enfin vous le proposer, je partage avec vous le premier chapitre de la nouvelle enquête de frère Antoine et Pierre de Gauchois. Elle s'intitule LES PÈLERINS DE CONQUES. 

Chapitre 1

           Un bon feu crépitait dans l’âtre. Sa chaleur ne se diffusait pourtant que trop parcimonieusement dans la salle commune pour lutter efficacement contre le froid qui y régnait. Le clayonnage des murs, au torchis abîmé, comportait trop de trous mal colmatés pour empêcher les courants d’air de s’infiltrer, à loisir, dans la maison.

            Recroquevillé sur l’une des paillasses qui occupaient le recoin le plus sombre et le mieux abrité de la pièce, Denis, un garçon de quinze ans à peine, supportait avec stoïcisme les élancements déchirants qui cisaillaient sa jambe malade. L’humidité était pour lui un fléau épouvantable. La pluie tombait depuis quatre jours. Il souffrait le martyre.

            Habitué à retrouver la douleur à chaque retour de la mauvaise saison, il prenait son mal en patience, maudissant pourtant au fond de lui l’accident qui l’avait estropié trois ans plus tôt. Malgré tous les soins qui lui avaient été prodigués, il n’était jamais parvenu à récupérer sa souplesse et son agilité d’antan. À présent, même durant les périodes les plus clémentes de l’année, il ne se départait plus d’une légère claudication. Elle attirait sur lui les moqueries des enfants les moins charitables du village. Il en souffrait en silence. Se sentir à la charge des siens lui était plus insupportable encore. Il regrettait les temps heureux où il était capable d’effectuer sa part de travail. Tout était simple et facile alors. Songer à tout cela le plongeait, immanquablement, dans une profonde détresse.

            Autrefois, dès que la fonte des neiges était achevée et que les premiers soubresauts du printemps recouvraient les versants de la montagne de petites fleurs multicolores, il prenait son bâton et sa besace et grimpait dans l’alpage avec les bêtes que plusieurs propriétaires confiaient à sa garde. C’est toujours avec nostalgie qu’il pensait à l’air encore frais et incisif des premières semaines d’estive, aux teintes changeantes de la roche et de la végétation, aux bruits et aux odeurs de cette nature écrasante dont il se sentait le maître et qui pourtant allait bientôt le trahir.

            L’année du drame, à mi-parcours de la monte, il avait rejoint, par hasard, deux jeunes bergers de son âge. Ensemble, ils avaient décidé de mettre leur troupeau en commun toute la saison. Les dangers de la montagne étaient nombreux et la solitude longue et pesante. Il n’était donc pas rare de voir se constituer ainsi des regroupements temporaires où chacun trouvait un soutien précieux. Quand l’entente était concluante, les petits pâtres se retrouvaient d’une année sur l’autre. Denis avait eu de la chance de tomber sur des compères solides. Cet heureux compagnonnage n’avait pourtant pas évité que tout basculât pour lui.

            Vers les cinq heures d’un après-midi jusque-là ensoleillé, le ciel s’était chargé de lourds nuages sombres. Habitués, en altitude, aux humeurs changeantes du temps, les trois garçons ne s’étaient pas inquiétés outre mesure et avaient sereinement regroupé leurs protégées aux abords de la cabane de fortune qu’ils s’étaient confectionnée à l’abri d’une avancée rocheuse. Au sec, ils avaient subi, plusieurs heures durant, un orage d’une exceptionnelle violence. À la tombée du jour, la pluie avait cessé. Ils sortirent alors pour vérifier si le troupeau n’avait pas eu trop à souffrir du cataclysme. Il manquait trois bêtes. Celles de Prades Fontaine dont Denis avait la charge. Paniqué à l’idée de perdre un capital aussi important — sa famille n’avait même pas les moyens de posséder un mouton —, il avait décidé, malgré l’avis contraire de ses deux amis, de ne pas attendre le lever du jour pour se lancer à leur recherche. Soucieux de ne pas entraîner ses camarades dans sa folie, il s’était aventuré seul, le cœur battant, sur les pentes glissantes de la montagne. Une lanterne dans une main, son bâton de marche dans l’autre, il avait erré longtemps, sans parvenir à localiser les trois animaux égarés. Quatre heures plus tard, découragé et affamé, il s’était résolu à mettre fin à sa quête inutile. C’est alors que l’accident était survenu. Son pied avait ripé sur la roche mouillée et il était tombé lourdement, en porte à faux, sur sa jambe droite. Une douleur aiguë l’avait fait hurler comme un fou. Il n’avait pas pu se relever et encore moins reprendre sa route. Bizarrement, il était resté très calme, comme s’il était en retrait de lui-même, rassuré par la certitude que ses camarades finiraient, tôt ou tard, par se lancer à sa recherche. Il remercia Dieu de s’être associé avec les deux garnements. Sans leur présence providentielle, personne ne se serait inquiété de lui avant des semaines.

            Au petit matin, quand ils parvinrent jusqu’à lui, ils le transportèrent, tant bien que mal, vers leur cabane où l’un deux, après avoir vaillamment tiré sur sa jambe pour replacer correctement l’os fracturé, lui posa une attelle. Ils retrouvèrent finalement les moutons indemnes, à l’opposé de la direction qu’il avait choisie pour les chercher. Il put, dès lors, penser uniquement à sa guérison sans craindre les effets d’une dette que ses parents n’auraient pas pu rembourser avant longtemps.

            À la fin de l’estive, muni de béquilles de fortune, il avait pu, par ses propres moyens, redescendre dans la vallée.

            L’année suivante, cependant, malgré tous les soins attentifs que lui avaient prodigués les siens, il n’avait pas repris le chemin des pâturages et avait dû admettre qu’il n’en serait plus jamais capable. Pour lui, avait alors commencé une existence en demi-teinte, coincée entre douleurs physiques et souffrance de l’âme.

            Il passait, depuis, de longues journées, immobile, à ressasser son malheur. Il était devenu irritable et difficile à vivre.

            Lorsque sa mère pénétra dans la pièce, un vent froid s’engouffra en même temps qu’elle dans la masure. Abandonnant le souvenir de sa vie d’antan, il se leva et, boitant bas, se dirigea vers elle. Il lui prit des mains un seau d’eau rempli à ras bord et le déposa près de la cheminée. La brave femme eut un sourire reconnaissant et enleva sa pelisse. Sans un mot, elle se mit à attiser le feu avant de suspendre à la crémaillère une grosse marmite pour réchauffer un reste de soupe aux fèves qu’elle avait cuisinée la veille.

            Quelques instants plus tard, la porte s’ouvrit à nouveau, cédant le passage au père et au fils cadet qui brisèrent le silence en se précipitant vers les flammes afin de redonner de la vigueur à leurs mains transies. Ils avaient travaillé toute la journée dehors, à scier du bois pour le seigneur à qui ils devaient encore trois jours entiers de corvées.

            – Il fait un froid de canard, constata le chef de famille. Une soupe chaude ne nous fera pas de mal. Il va geler cette nuit. Je suis bien content d’avoir fini la coupe pour le comte. Demain, je pourrai m’occuper du toit.

            La mère s’inquiéta.

            – Fais bien attention de ne pas tomber ! Nous avons eu assez de malchance comme ça !

            – Tu dis des bêtises. Charge-toi plutôt de nous nourrir. Ne vois-tu pas que tu fais de la peine à Denis, en parlant ainsi ? Regarde-le. Cela n’est-il pas malheureux, tout de même !

            Pour masquer sa gêne, la brave femme se fit plus enjouée qu’elle ne l’était. Depuis l’accident de son ainé, elle avait perdu toute sa joie de vivre.

            – Asseyez-vous ! Je vous sers, de suite. Savez-vous ce que j’ai appris tantôt en attendant mon tour au moulin ? La Guillaumette songe à accepter la demande de Guillaume Ducas !

            – Diable ! s’amusa le père. Cela va faire du charivari.

            La mère acquiesça.

            – Et pour cause ! Elle est à peine pubère et elle se lie à un veuf qui fait deux fois son âge ! C’est une promise de moins pour nos jeunes.

            – Le bougre a du bien. Et il n’a pas d’enfant de son premier lit. C’est tout bénéfice pour la future et sa parenté. Cela lui confère un charme inégalable !

            La soupe fumait, à présent, dans les écuelles de bois. Le père, tout en parlant, avait saisi la miche de pain. Il fit un signe de croix avec la pointe de son couteau sur la croûte brune et, courbant la tête, récita la formule rituelle, répétée à chaque repas.

            – Nous te remercions, Seigneur, pour le pain que tu nous donnes.

            Tous les membres de la famille joignirent leur voix dans un amen reconnaissant. On y sentait la peur séculaire de la famine, ce fléau qui, de façon récurrente, condamnait les hommes à se nourrir de racines ou de choses bien pires encore.

            Le père coupa ensuite quatre belles tranches. Il dut pour cela appuyer sa lame avec force. La miche n’était pas du jour. On ne cuisait le pain qu’une fois par semaine au four seigneurial. Il fallait alors donner sa part au comte. C’était une des banalités qui pesaient sur chaque paysan. La même règle se répétait pour l’utilisation du moulin et du pressoir.

            Sans un mot, presque religieusement, la famille se mit à manger. La mixture était claire, mais chaude et chacun soufflait sur sa cuillère pour ne pas se brûler la langue. C’est alors que l’on frappa à l’huis. Tous s’entre-regardèrent avec inquiétude. L’heure était tardive et ils n’attendaient personne.

            Le père ordonna à sa femme d’aller ouvrir. Lui-même se leva, mais resta près de la table.

            Le curé apparut dans l’encadrement de la porte. Les visages se détendirent. La mère fit un pas de côté et l’engagea à entrer. Le prêtre s’avança avec bonhomie dans la pièce.

            Il venait souvent visiter ses ouailles aux heures des repas. Sa paroisse ne lui permettait pas de mener grand train. Sans les invitations à dîner qui lui étaient faites, il n’aurait pas mangé tous les jours à sa faim. Le seigneur avait sa chapelle et son propre chapelain à l’intérieur de la haute cour de son château et se désintéressait du curé de ses vilains, sauf lorsqu’il voulait leur transmettre une information. La dîme prélevée par l’Église disparaissait à l’évêché et le pauvre homme n’en recevait qu’une infime partie, bien insuffisante, pour vivre.

            Bien qu’il fût misérable, il n’en était pas moins respecté de tous. Et c’est avec plaisir qu’on l’accueillait à sa table, même si l’on n’était souvent guère plus à l’aise que lui.

            Les membres de la maisonnée, avec chaleur, lui offrirent donc une place à leurs côtés. Il remercia la mère avec gratitude pour son écuelle de soupe et le père pour sa tranche de pain.

            – Il va geler cette nuit, j’en ai bien peur, commenta-t-il après avoir avalé une première bouchée.

            Issu d’une famille aisée de paysans, il avait les mêmes préoccupations que les hommes de la terre dont il avait la charge spirituelle.

            Il se tourna alors vers Denis.

            – Mon pauvre petit ! Par un tel temps, ta jambe doit te chatouiller.

            Le jeune garçon baissa la tête, les yeux rivés sur le fond de sa gamelle. Il n’aimait pas que l’on évoque son malheur. Les siens évitaient le sujet, mais, trop souvent, les étrangers trouvaient là un moyen facile d’entamer une conversation et ne s’en privaient pas.

            Le curé ne se laissa pas décourager par son mutisme et continua sur le même thème.

            – Je sais qu’il t’est pénible de parler de ton infirmité, Denis, mais tu dois faire face à la réalité. C’est une épreuve que Dieu t’envoie pour mesurer la force de ta foi.

            Cette fois, le jeune garçon tourna vers lui un regard chargé de rancune. Cela conforta le prêtre dans ses soupçons. Il n’ignorait pas combien il était dangereux pour l’âme de conserver pour soi des sentiments de révolte, de ne pas les extérioriser, de faire croire au monde que tout allait bien et de souffrir, pourtant, comme un damné. D’en venir peut-être même à accuser Dieu de son malheur.

            – Tu réagis enfin ! Ce n’est pas trop tôt. Pourquoi refuses-tu de parler de ta jambe ?

            La réponse fut amère.

            – Parce que cela n’y changera rien. Je ne guérirai jamais. Toute ma vie, je resterai un infime inutile.

            Le prêtre prit un ton docte.

            – Denis, douterais-tu de Dieu ? De son amour et de sa mansuétude ?

            – Bien sûr que non, mon père, mais Dieu, lui-même, ne peut plus rien pour moi.

            – Enfant de peu de foi ! Il est au contraire le seul à pouvoir t’apporter la paix. Tu dois croire en lui. Lui offrir ta souffrance. J’ai longtemps attendu pour aborder ce que je viens te dire ce soir. Maintenant que ta jambe te permet de marcher, même si c’est avec difficulté, il serait bon que tu ailles demander ta guérison dans quelque sanctuaire. Nombreux sont ceux qui, ainsi, ont retrouvé leur sérénité et obtenu, pour certains, la rémission de leur mal. La foi sauve les malheureux !

            La mère intervint. On sentait, à fleur de peau, son appréhension grossir à l’idée de voir son fils quitter son giron pour s’engager, seul, dans un de ces périples qui, si l’on en revenait parfois dans l’état dont parlait le prêtre, pouvaient également coûter la vie à celui qui l’entreprenait. Les histoires étaient nombreuses où le pèlerin, parti plein d’espoir de chez lui, ne retrouvait jamais les siens.

            – Mon père, Denis est trop jeune encore pour se hasarder sur les grands chemins.

            Le curé s’étonna.

            – Comment pouvez-vous dire cela, Sidoine ? Son métier de pâtre l’a très tôt formé au voyage et à ses dangers. Que risquerait-il de plus sur les routes que sur les sommets de nos montagnes ? D’autant que les pèlerins sont partout protégés et respectés.

            La vieille s’entêta.

            – Ce n’est pas ce que l’on raconte aux veillées ! Je connais moult histoires où, au contraire, ils sont détroussés par des bandits et abandonnés pour morts dans un vulgaire fossé !

            Bourru, le père eut alors une réaction de maître.

            – Tais-toi, femme. Écoute notre curé. Il sait mieux que toi ce qui plait à Dieu ! Si Denis doit partir, il le fera, que tu le veuilles ou non !

            Le prêtre avala plusieurs cuillérées de suite, comme pour laisser cheminer, dans l’esprit de tous, l’idée qu’il venait de semer.

            – Votre soupe est bonne, mère Sidoine.

            La vieille, contrairement à son habitude, resta étanche au compliment. Une rancune tenace s’enracinait en elle.

            Le curé en eut conscience et n’insista pas. Le silence retomba entre les convives. Les écuelles se vidèrent.

            La brave femme se leva alors pour débarrasser, impatiente de voir l’intrus s’en aller. Celui-ci en profita pour relancer son affaire.

            – Eh bien Denis ? Que penses-tu de tout cela ?

            Le jeune garçon prit son temps pour répondre.

            La malheureuse retenait son souffle. Les propos de son fils la crucifièrent.

            – Changer d’air me fera du bien. Si mes parents sont d’accord, je partirai en pèlerinage.

            La face du curé s’éclaira d’un sourire triomphant. Il relégua au fond de sa conscience l’hostilité de la mère, en songeant qu’il serait bien temps, plus tard, de chercher à faire sa paix avec elle.

            – Qu’en pensez-vous père Matthieu ? demanda-t-il alors pour la forme. Donnerez-vous votre autorisation ?

            La mère heurtait rageusement les écuelles qu’elle était en train d’essuyer. C’était sa façon, à elle, de lutter, jusqu’au bout, contre le départ de son fils.

            Son mari ignora cet appel désespéré.

            – Je crois que c’est là l’unique solution. Dieu est miséricordieux. Il lui apportera peut-être la guérison que nous lui souhaitons tous.

            Antoine, le cadet, n’avait pas perdu une seule des paroles échangées par les adultes. Il se mettait soudain à envier son frère. Il ne put résister à la tentation.

            – Père, je veux partir moi aussi ! J’accompagnerai Denis ! Nous marcherons de conserve.

            La mère cria à s’en déchirer la poitrine.

            – Non, vous n’avez pas le droit de me prendre mes deux fils !

            Elle avait laissé choir l’écuelle qu’elle tenait dans ses pognes abîmées par les lessives pour se précipiter vers la table et se poster, telle une furie, près de son dernier né. Elle posa une main protectrice sur son épaule.

            L’enfant se dégagea avec contrariété.

            Il tourna un regard plein d’espoir en direction du chef de famille.

            – Si je pars avec Denis, je l’aiderai de mon mieux. Acceptez, père, je vous en prie !

            La guerre entre la mère et le curé était, à présent, franchement déclarée.

            – Vous êtes un méchant homme, lança-t-elle, pour mettre de telles idées dans la tête de mes garçons. Dieu vous punira !

            Son époux dut, à nouveau, intervenir et faire preuve d’autorité. D’ordinaire, celle-ci n’était jamais remise en question. Il s’exprima donc posément, sans hausser le ton.

            –  Sidoine, la colère t’égare ! Comment oses-tu parler ainsi à notre curé ?

            La semonce eut de l’effet. Vaincue, la malheureuse s’écroula sur le bout du banc et baissa la tête.

            Son mari revint vers le prêtre.

            – Veuillez excuser ma femme. Elle ira demain vous demander pardon à confesse.

            Le religieux acquiesça sans un mot pour ne pas raviver les aigreurs de son hôtesse. Il ne lui restait qu’à obtenir confirmation du départ de Denis. Le père la lui donna sans tarder en s’adressant à son fils.

            – Tu nous quitteras, Denis. Dès que le temps le permettra. Le curé a raison. Seul un pèlerinage peut t’apporter la paix dont tu as besoin.

            Pour la première fois depuis des mois, le visage du jeune garçon s’éclaira d’une joie nouvelle.

            Antoine, son cadet, revint à la charge, le cœur gonflé d’espérance.

            – Serai-je du voyage, mon père ?

Les mains de la mère se crispèrent sur son chiffon. Elle ne releva pas la tête, mais retint son souffle. Son cœur était près d’exploser tant sa douleur était vive.

            Le père hocha du chef de façon négative.

            – Il n’en est pas question, Antoine. Tu n’as rien à réclamer à Dieu, ni rien à te faire pardonner. Ta place est ici. Tu es en âge de nous aider à présent et le travail ne manque pas.

            Le jeune garçon voulut supplier son père, le contraindre à revenir sur sa position. L’œil sombre qu’il sentit peser sur lui l’en dissuada. À son tour, il baissa la tête, tandis que sa mère relevait la sienne et adressait un regard reconnaissant à son époux.

            Le curé se leva.

            – Reste à présent à obtenir l’autorisation de sire Gontrand. Je me charge de cette mission.

            Tout étant dit, il prit congé.

 

23 Nov 2019

Bientôt, une nouvelle version de FRÈRE ANTOINE MÈNE L'ENQUÊTE dans LE MOINE ET LE BAILLI

Je viens de remanier "Frère Antoine mène l'enquête". La version ebook, qui existe depuis 2017, devrait bientôt disparaître. Le nouveau texte sera associé à une nouvelle enquête de Pierre de Gauchois et du moine bénédictin (Les pèlerins de Conques). L'ouvrage devrait s'appeler LE MOINE ET LE BAILLI.

En attendant, je vous propose le premier chapitre de "Frère Antoine mène l'enquête".

          1.  L’ourlet de la robe de frère Antoine flottait sur ses chevilles, laissant alternativement apparaître et disparaître ses sandales usées. Il courait à petits pas, tout en maugréant intérieurement. None venait de sonner au clocher de l’abbatiale et il était en retard. Comme la règle l’exigeait, les membres de sa congrégation s’étaient déjà fondus dans la prière commune. Il aurait aimé avoir des ailes, pour aller plus vite, et échapper, ainsi, au juste courroux du prieur, frère Baptiste, lorsqu’il constaterait que sa place restait inoccupée. Soucieux du respect des temps alloués à Dieu, ce dernier n’oublierait pas de le réprimander pour son manque de ponctualité.

            Bien qu’il soit inquiet et pressé, il s’arrêta pourtant un instant avant de franchir le portail latéral de l’église. Il s’appuya contre une colonne, reprit son souffle, puis remit un peu d’ordre aux plis de son aube. Il redressa sur son crâne tonsuré le capuchon de sa chape et, confiant son sort à Dieu, pénétra, le plus discrètement possible, à l’intérieur de l’édifice. Le cœur battant, il traversa le transept pour rejoindre le chœur où se tenaient ses congénères.

            Soucieux de savoir si son retard avait été repéré par celui qui était sa bête noire, il commit l’erreur de jeter un coup d’œil rapide en direction du siège où il s’installait traditionnellement. Il croisa alors son regard irrité et se sentit foudroyé sur place. Il baissa prudemment les yeux, se coula dans la rangée la plus éloignée du furieux, et, pour chasser ses craintes, se lança, à cœur perdu, dans le plain-chant déjà entamé.

            Lorsque l’office s’acheva, tel un enfant cherchant à fuir une punition méritée, il tenta, non sans scrupule, d’esquiver la fatale entrevue qu’il redoutait. Il se glissa discrètement vers la petite porte qui, sur sa gauche, donnait directement accès au cloître. Filer vers le havre de son herborium, sans avoir à rendre des comptes, était pour l’heure son seul crédo. Après s’être noyé dans la prière, il n’aspirait plus qu’à une chose, se réfugier dans la simple cabane qui lui servait d’officine et se consacrer à ses potions.

            Il y travaillait depuis trois ans, au soulagement des moines malades qui fréquentaient l’infirmerie et à celui des pauvres et des pèlerins qui s’arrêtaient à l’hospice du monastère. Il était devenu expert dans la fabrication des sirops et des onguents. Il soignait aussi bien les mauvaises toux de l’hiver que les fièvres malignes de l’été. Ses diagnostics étaient fiables et il n’avait rencontré, jusque-là, que peu d’échecs dans sa pratique.

            Après s’être éloigné un peu, certain d’avoir échappé au pire, il reprit une marche plus posée. La galerie s’ouvrait à lui et au bout de quelques mètres il retrouverait la liberté.

            Il dut cependant y renoncer. Des pas résonnèrent derrière lui. La voix caverneuse du prieur le rattrapa.

            – Mon fils, j’ai à vous parler ! Restez un instant, je vous prie !

            Bien qu’il eût aimé oser le faire, il ne put ignorer l’injonction.

Il se retourna avec résignation vers l’importun et, sans plus bouger, le laissa venir jusqu’à lui. Il se prépara, avec fatalisme, à la semonce qu’il méritait. Malgré cet effort louable, il savait fort bien qu’il devrait lutter, de toutes ses forces, contre son penchant à l’irrévérence. Il ne devait en aucun cas aggraver son cas. Sa tranquillité était à ce prix.

            – Cela fait déjà trois fois que vous arrivez en retard à l’office. C’est une lourde faute que de faire attendre Dieu. Nous nous devons tout entier à son service. L’oubliez-vous ?

            Le ton employé était glacé et incisif. Le regard, courroucé et sans compassion. Il craignit le pire.

            Une fois de plus, il baissa la tête avec humilité et marmonna :

            – Je suis désolé, mon Père.

            Propre témoin de sa faiblesse, il se fustigea intérieurement pour son manque de témérité, reconnaissant cependant qu’il n’avait pas d’autre choix que d’accepter de faire profil bas face à un supérieur. L’obéissance faisait partie des vœux qu’il avait prononcés lorsqu’il avait voué sa vie à Dieu. Il avait autant d’importance que ceux de pauvreté et de chasteté. Il devait s’y soumettre. Pourtant, si museler sa volonté était, somme toute, assez simple de façon générale, il ne pouvait s’empêcher de regimber dès qu’il s’agissait de ployer l’échine devant frère Baptiste. C’était plus fort que lui. S’il admettait que ce dernier ne faisait que remplir sa mission en veillant au respect des règles, sa manière de s’y prendre, sans aucune bienveillance, le heurtait. D’autant que bien souvent, il ne s’attachait qu’à souligner les fautes de ceux dont il avait la charge, sans jamais reconnaître leurs mérites.

            – Quelle explication me donnerez-vous pour excuser votre négligence scandaleuse ?

            – J’ai entrepris la préparation de sirops. Ils demandent le plus grand soin. Je ne pouvais laisser les solutions sur le feu en dehors de ma surveillance.

            – Organisez-vous autrement ! Il ne doit pas être impossible de respecter les heures de prières. Si vous n’êtes pas capable de mieux maîtriser votre emploi du temps, je veillerai à vous confier un travail beaucoup moins prenant.

            L’attaque et la menace étaient directes, bien plus précises que celles que le religieux utilisait d’ordinaire. Cela le fit frémir. Il tenait plus que tout à son petit atelier. Il serra les poings. Ses mains, dissimulées à l’intérieur des manches de son aube, étaient heureusement à l’abri du regard inquisiteur de son interlocuteur. Calmant son exaspération, il répondit avec une quiétude apparente qu’il était bien loin d’éprouver.

            – Très bien, mon Père. Je vous assure que je ferai très attention à partir de maintenant. Vous n’aurez plus à vous plaindre de moi à ce sujet.

            – J’y compte bien, sinon je prendrai, comme promis, les mesures qui s’imposent. En attendant, vous ferez pénitence, dès ce soir, en vous consacrant une heure de plus au service de Dieu.

            L’un en face de l’autre, les deux religieux offraient un contraste très net. Le prieur, grand, maigre, noueux, imbu des pouvoirs que lui conférait sa fonction, ressemblait à un I majuscule, raide aussi bien physiquement que moralement. Son subordonné, petit, replet, le ventre rebondi pointé vers l’avant, s’assimilait plutôt à un bon gros b. Il était d’ordinaire jovial et engageant.

            – Fort bien, je vous libère. Mais n’oubliez pas que je vous surveille de près. Le père abbé sera informé de vos manquements.

            Soulagé de s’en tirer, pour le moment, à si bon compte, il prit congé sans se faire prier. Pivotant sur lui-même, il reprit son avancée dans la galerie et, tout en cherchant à ne pas accélérer le pas, se dirigea vers le vieux cloître. Il fut tenté de se retourner, mais se retint, certain de trouver, toujours à la même place, la silhouette hostile et réprobatrice de son juge, surveillant sa sortie. Il n’entendait pas, par sa fébrilité évidente, lui donner une satisfaction supplémentaire.

            Il ne se sentit à nouveau à l’aise que lorsqu’il se retrouva dans l’espace paisible et ensoleillé du jardin clos. L’endroit était calme. Il y venait souvent, en fin d’après-midi, quand son travail le lui permettait. Il aimait ce carré de verdure avec son bassin central qui attirait les oiseaux.

            L’esprit toujours troublé, il fut tenté de s’y arrêter, un instant, mais songea qu’il était finalement beaucoup plus prudent de mettre du champ entre lui et son tourmenteur. Il quitta donc ce havre de paix pour regagner, le plus vite possible, le domaine dont il était le roi.

            La marche et la solitude eurent bientôt raison des derniers vestiges du mauvais moment qu’il venait de passer. Il refoula dans un coin de son cerveau les dangers qui pesaient sur lui et oublia l’épisode désagréable qu’il venait de vivre. Il se mit à récapituler mentalement les différents travaux qu’il avait encore à effectuer avant la tombée de la nuit. Il hâta le pas et retrouva avec contentement son jardin et son commis.

            Depuis quelques semaines, en effet, on lui avait confié un aide à qui il s’efforçait d’enseigner le secret des simples. Il avait d’abord été contrarié par cette intrusion, peu satisfait de voir sa tranquillité menacée par la présence d’un compagnon à qui il fallait tout expliquer dans le détail. Il avait fini par s’habituer, pourtant, au grand échalas timide et maladroit qui le suivait toujours comme une ombre. Aimable, facile à vivre, bon élève, le novice n’était finalement pas aussi dérangeant qu’il l’avait craint.

            Le jeune homme l’accueillit avec une mine consternée. Il était inquiet, presque angoissé. Cette attitude inaccoutumée lui fit froncer les sourcils. Il redouta quelque bêtise commise par le moinillon, pendant son absence.

            – Et bien Cyril, que t’arrive-t-il ? Aurais-tu fait de la casse dans mes fioles ?

            Le novice hocha la tête de façon négative, visiblement incapable de prononcer un seul mot, et, d’un signe, l’invita à le suivre à l’intérieur de la cabane.

            Dès qu’ils en eurent franchi le seuil, toujours muet, d’un geste tremblant, son apprenti lui indiqua les rayonnages qui se situaient au-dessus de la table de travail. Il eut un mouvement de recul. Le spectacle qu’il découvrit le laissa sans voix.

            D’ordinaire, chaque étagère était rangée avec méthode. Chaque fiole, bouchée et étiquetée avec soin, y avait, en fonction de sa teneur, une place précise. Pulvérisant ce bon ordonnancement, une tempête avait sévi. Toutes les planches étaient de guingois, branlantes et dévastées. Les flacons, brisés, jonchaient le sol et l’établi. Certains achevaient de se vider de leur précieux contenu. À l’évidence, la totalité des réserves médicamenteuses du monastère était détruite. Seuls, sur le flanc, quelques miraculeux vestiges avaient survécu au cataclysme.

            Consterné, il se tourna vers son jeune aide et lui lança un regard chargé d’incompréhension. Le garçon retrouva alors la parole. Il se tordait nerveusement les mains. Ses yeux hagards n’osaient pas rencontrer ceux de son mentor. Ses paupières rougies montraient qu’il avait pleuré. 

            – Je n’y comprends rien, mon frère… Je me suis absenté une demi-heure environ pour sarcler le carré de jardin que nous n’avons pas pu finir hier. J’ai, à mon retour, retrouvé l’atelier dans cet état.

            L’aube du garçon était en effet maculée de terre. La sueur perlait dans ses cheveux et luisait sur le sommet de son crâne, au niveau de sa tonsure.  

            Sans parler, frère Antoine se baissa et remua quelques débris épars. Son aide interpréta mal son silence.

            – Je vous jure que je n’y suis pour rien, mon frère !

            Conscient de la détresse du jeune homme, le vieux moine se releva et posa une main amicale et réconfortante sur son épaule.

            – Je ne t’accuse en rien, Cyril. Mais je ne comprends pas plus que toi ce qui a pu se passer… À moins que…

            Il se frappa le front. La rage le fit devenir tout rouge.

            – C’est encore ce chien ! J’en suis persuadé ! J’ai pourtant demandé, à plusieurs reprises, au frère-guichetier, de l’attacher. Je ne compte plus les fois où j’ai dû chasser d’ici ce funeste animal ! Il a dû pénétrer dans la pièce et multiplier les cabrioles sur l’établi.

            Cyril ne parut pas convaincu.

            – Je ne crois pas, mon frère. Je suis certain d’avoir fermé la porte en partant.

            – Il a dû sauter sur la poignée et entrer malgré tout. Ce chien a le diable au corps.

            – Vous savez que je n’aime pas laisser la réserve accessible à tous lorsque nous ne sommes pas là. J’ai tout verrouillé. Aussi rusé qu’il puisse être, l’animal n’a pu prendre la clé accrochée derrière le volet et ouvrir la serrure !

            La remarque était judicieuse.

             Circonspect, il sortit, son aide sur les talons, pour trouver une autre explication. Il examina le pêne de la porte avec beaucoup d’attention. Il n’y avait aucune trace d’effraction. La gâche était intacte.

            – Qui a bien pu faire une telle folie ? C’est à n’y rien comprendre, marmonna-t-il.

            Se sentant mis hors de cause, le moinillon donnait tous les signes d’une profonde réflexion. Ses yeux bleus, encore gonflés par les larmes, pétillaient à nouveau d’une vive intelligence.

            – Il ne fait aucun doute que notre visiteur connaissait la cachette où nous rangeons la clé. Il est entré sans aucun problème dans la cabane.

            C’était une évidence.

            – J’ai le cœur broyé en songeant que l’un des nôtres a pu s’acharner ainsi sur notre réserve. Nous n’arriverons jamais à rattraper un tel désastre !

            La consternation retomba sur eux, comme une chape de plomb. Soigner les frères deviendrait une tâche bien difficile dans les semaines, voire les mois, à venir. Le monastère serait obligé d’avoir recours à l’aide d’une fille de l’ordre pour réapprovisionner sa pharmacopée.  

            En silence, ils entreprirent de ramasser les débris de verre. Ils travaillèrent ainsi pendant près d’une heure avant de fermer l’atelier.

            Cyril remit la clé à son compagnon qui, cette fois, la fourra dans son aumônière et non pas à sa place habituelle, derrière le volet.

             Ils revinrent à petits pas, dans les dernières lueurs du jour, vers le bâtiment principal de l’abbaye et pénétrèrent dans le réfectoire en même temps que les autres moines.

Ils avaient décidé de ne parler du saccage de l’herborium que le lendemain, durant le chapitre.

 

 

 

 

16 Aug 2019

Un titre pour la suite de L'ORDALIE et LE LION, LE LYS ET LA CROIX

MONTSÉGUR, LA NUIT QUI JAMAIS NE FINIT

En lisant le troisième tome de l'intégral de Games of Trône, une phrase m'a sauté aux yeux : "La nuit qui jamais ne finit..."

Cela a été une évidence. Elle servira de titre au troisième volet de ma croisade contre les Albigeois.

 

16 Aug 2019

MONTSÉGUR, LA NUIT QUI JAMAIS NE FINIT Extrait...

Je suis toujours dans la rédaction de ce troisième volume consacré à la croisade contre les Albigeois après L'ORDALIE et LE LION, LE LYS ET LA CROIX. 

Je vous invite à découvrir un extrait du chapitre 1 (pas encore retravaillé)

I LE POG

            – Diable, que c’est haut ! 

             Pierre Flairan, essoufflé par la pente raide qu’il gravissait et par la charge qu’il portait, essuya la sueur qui perlait sur son visage avec sa manche, recala la sangle de son sac sur son épaule et reprit son ascension d’un pas lent, mais assuré.

             Barbier et rémouleur de son état, il était basé à Mirepoix mais arpentait régulièrement les routes depuis dix ans déjà, à chaque retour de la bonne saison. Il connaissait tous les chemins, tous les bourgs et tous les hameaux situés entre le pays d’Olmes et le pays d’Alion. À chacune de ses tournées, jamais il n’oubliait de s’arrêter à Montségur.

              Isolé du siècle, cerné de ravins profonds et sauvages, le castrum du seigneur de Péreille était difficile d’accès, mais la rude montée qui le rattachait au reste du monde valait la peine d’être vaincue. Perdu dans les nuages, le village qui s’accrochait au piton calcaire, haut de plus de 1000 mètres d’altitude, était, pour lui, plus qu’une simple place où trouver des clients et exercer sa pratique. Ilot préservé de l’occupation française que subissait le Languedoc, il demeurait hors des malheurs du temps et offrait à l’Église des purs, mise à mal par la terrible croisade qui s’était abattue sur le pays depuis plus de trente ans, le seul havre de paix qu’elle ait pu conserver. Insoumis et proscrits y avaient trouvé refuge. Bons Hommes et Bonnes Femmes y vivaient à l’abri de l’inquisition et des bûchers. Tous ceux qui le fréquentaient y recherchaient le chemin qui menait au salut et écoutaient, avec ferveur, les prêches de Bertrand Marty, l’évêque qui avait succédé au regretté Guilhabert de Castre.  

            En dépit du poids de son sac, garni des couteaux à affuter, qu’il rapportait à ses habitués, et de produits, divers, que ses clients attendaient tous avec impatience, c’est donc avec allégresse qu’il gravissait, à nouveau, la pente qui, bientôt, lui permettrait d’atteindre le sommet de ce lieu si cher à son cœur. Les marches en pas-d’âne, qui longeaient la paroi rocheuse, facilitaient son avancée. Les frênes et les hêtres, qui bordaient le chemin étroit, lui offraient une ombre bienvenue en ce jour de franche chaleur. Fatigué, mais heureux, il aurait presque pu assurer, malgré l’effort qu’il s’infligeait, qu’il faisait une simple promenade d’agrément.

28 Apr 2019

Page Facebook "Les romans de martine Morel-Botta"

Rejoignez-moi sur la page facebook "LES ROMANS DE MARTINE MOREL-BOTTA"

track